Transcrit par Louis Butin.

 

 

(Telu est pleine d'enfants de la misère... Le pauvre gamin — il mangeait un peu de salade molle au pied d'un stand.)

 

Cromar : Oh, gamin. Mange pas ça, tu vas attraper des vers! Tu t’appelles comment?

 

Le gamin : Sorab, m’sieur.
Cromar : Moi, je m’appelle Cromar. Lève-toi et viens grignoter avec moi dans mon bar. Je t’offre le repas.

Ils marchent de conserve. Sorab a une jambe folle.

(Il avait une jambe folle, le petit ; ça m'intriguait.)


Cromar : Sorab… T’es pas de Telu, et ça se voit. Tu viens d’où ?
Sorab : Des montagnes, m’sieur. Le pays, je sais pas. J’ai pas été élevé pour connaître mon pays. Mon seul pays, c’était le père. Le père et ses copains.

A la Jarre pleine, Cromar lui apporte de quoi manger à sa faim.


Sorab : Vous êtes si bon. Je ne vais pas rester longtemps… Je ne peux pas.
Cromar : Hé bien. T’es pas du genre à rigoler, toi… Je te laisserai emporter autant de vivres que tu voudras. Mais… Raconte un peu plus…
Sorab :
Bien, monsieur… Je vais commencer par vous parler du père… Le père me faisait peur… Une terreur sacrée. C’était un géant brutal, et ses copains aussi. Je suis un berger. On vivait loin de tout. Loin des villes. Loin des peuples. Haut dans les montagnes, tout près des neiges éternelles. On avait des bêtes laineuses, je ne sais pas comment vous les appelez ; nous on disait des bartibes pour les plus gros, ceux qu’ont des cornes, et des larrennes pour ceux, plus petits, qu’on faisait fumer la viande.

Le père m’a nourri et m’a appris à travailler dur pour lui. Pas de mère… Je n’ai jamais vu ma mère. Le père, c’était le chef des bergers. Il s’appelait Deni. Personne dans les montagnes ne contestait jamais son pouvoir. Parfois, quand une de nos bêtes se faisait tuer par un prédateur, le père Deni allait chez un voisin lui prendre une bête à lui, d’autorité. Et si le voisin rouspétait, vous pouviez être sûr qu’on lui trouverait le visage transformé par les poings du père Deni et de ses deux copains : Lurh et Maneni.

Ces deux là, toujours chez nous, à me demander méchamment de les faire rire.
Ils me maltraitaient pis que bête. Une fois par exemple, j’étais tout jeune, le père s’était éloigné de la masure. Parti en promenade.
Lurh et Maneni m’ont ficelé sur le dos d’un petit bartibe laineux et ils ont commencé à l’énerver, à lui faire peur pour qu’il courre en tous sens ! J’ai eu si peur ; la ficelle me blessait le ventre et le cou, j’ai cru que j’allais mourir. Soudain, ils ont arrêté leur jeu : le père Deni était rentré. Il s’est mis dans une colère terrible et ils se sont battus tous les trois. Puis ils ont bu de l’alcool ensemble, et ils ont ri. Le père m’a arrosé les plaies d’alcool et il pissait de rire. Tous les trois, ils ont vraiment pissé de rire, à même le sol de la salle commune. Sous la brûlure de l’alcool, je criais de douleur et le père me comparait à un larrenne qu’on égorge. Ils riaient de plus belle…

On n’avait pas grand’ chose dans nos montagnes, que des bêtes. Les filles mouraient jeunes ou s’échappaient, par peur des viols, et se réfugiaient dans les villes.

Pour s’enrichir un peu, les bergers descendaient une ou deux fois l’an dans la vallée, en bande, pour attaquer des fermes ou des convois. Voler des outils. Violer des femmes ; les enlever des fois, aussi, pour les emmener dans les montagnes.

 

J’étais tout juste pubère la première fois que je les ai accompagnés en expédition. Nous étions une vingtaine de gaillards et deux jeunes garçons, accompagnés de quelques molosses, et aussi deux bartibes bêlants, chargés de saucissons faits de morceaux fumés de leurs semblables, clopinant à nos côtés. Notre convoi descendait placidement la montagne, en route pour la curée.
C’est la première fois que j’ai vu des hommes traiter d’autres hommes aussi cruellement. Pas moins cruellement que du bétail, pire, bien sûr. Le père Deni, Lurh et Maneni arsouillaient et brutalisaient les bergers qui nous accompagnaient. Ceux-ci se vengeaient sur les fermiers. Qu’un pauvre gars essaie de défendre sa maison, ils le pendaient au heurtoir par les tripes. Rires en prime.
J’ai toujours le malaise du rire. Le rire des tueurs.

 

On attaquait par surprise, en surnombre. La seule règle, c’était de tuer tous les hommes, tous les enfants. On faisait un festin le soir même des bêtes de la ferme et éventuellement des épouses et des filles. Quand je dis un festin, c’est façon de parler… ça me faisait horreur.
J’ai été forcé à participer, sous les vivats du père… Il m’a fait prendre mon comptant des supplices. J’ai le souvenir d’une fille de mon âge, presque morte. Quand j’y repense, j’ai envie de me jeter d’une haute falaise.
Une fois la fête achevée, on quittait les lieux dans la nuit, comme des lâches, dépistés par les gendarmes.

Après cette première campagne, j’avais acquis une haine féroce contre le père. J’étais convaincu qu’il avait violé et tué la femme qui m’avait mis au monde, qu’il l’avait enlevée dans une riche ferme, une femme belle et douce, propre comme une peau de bartibe après les cinq rinçages. Il l’avait fécondée et peu après ma naissance, il l’avait tuée, par dépit ou par jeu, comme on trucide une mouche en l’écrasant sur la table.
Une autre chose avait survenu, lors de cette expédition : je m’étais fait un ami de mon âge. Abi, il s’appelait. Durant la campagne de vols et de tueries, on dormait ensemble pour se réchauffer. On ne se disait pas grand’chose. On comparait la distance de nos sauts. On se lançait des défis. Comme atteindre la tête dodelinante d’un des bartibes avec une pomme de pin, comme grimper sur un rocher glissant. On comparait nos muscles.

 

De retour dans les montagnes, on a continué à se voir en cachette du père. On riait peu, on parlait peu. On écoutait le vent et les bêlements du troupeau. On se nichait dans un creux de montagne avec un feu de tourbe. On observait les flammes ; on tentait parfois une danse silencieuse pour imiter le feu. Ces moments de calme tempéraient nos cœurs ; nous étions heureux.

Par deux fois, je fuguai pour passer la nuit avec Abi.

 

Ce fut chaque fois un tapage : mon père rageur nous battit tous les deux et roua de coups le père et la mère d’Abi. Eux, à partir de la seconde bastonnade, ils se méfièrent et ils contrôlèrent nos jeux, veillant que je rentre bien avant la tombée de la nuit pour pouvoir servir le repas du père.
Le père Deni, vexé de mes absences, me traita de fillette, se moqua de moi devant ses copains. J’en fus quitte pour nombre de mauvais tours plus cruels que jamais : on s’amusa à m’appliquer le fer chaud sur le postérieur, on me fit dormir avec les bêtes, on me mit des excréments dans les cheveux…
Il me disait : « il te faut des filles ». Mais quand il disait cela, je revoyais la jeune  demoiselle presque morte qu’il m’avait forcé...

Une fois seulement, j’ai osé lui tenir tête. Mais ça a changé beaucoup de choses. Il m’avait réveillé tôt, m’avait demandé de lui ramener un larrenne pour le tuer et le manger. Il faisait un froid glacial, je grelottais comme un fou ! Me subtilisant ma tunique en ricanant, il m’a dit de m’acquitter au plus vite de mon travail, en chemise ! Cela faisait deux semaines que le père me traitait comme on dirait un esclave. J’ai senti que j’explosais ; je lui ai craché au visage. Oh, ce qu’il m’a mis !

Deux mois plus tard, je commençais tout juste à sortir d’un monde neigeux, mes tempes grésillaient comme une toiture sous la grêle, mes membres me faisaient souffrir ; je ne pus jamais remarcher sans boiter. En dix minutes, il m’avait démoli. …S’était acharné des deux poings, de toutes ses forces.
Quand le père vit que je me réveillais, il me fourra des bouts de gras dans la bouche. Pendant tout mon rétablissement, ce n’étaient qu’insultes et sinistres prophéties à mon endroit. Il s’était fâché avec ses copains, à cause de moi disait-il. Chaque fois qu’il évacuait mes excréments, il me les mettait sous le nez en m’insultant. Mon oreiller était maculé du jus de viande dont il m’avait abreuvé pendant les premiers mois de mon calvaire.
J’étais sale comme on ne peut pas imaginer.

Quand j’ai commencé à aller mieux, à me lever, à retrouver mes montagnes, le père, lui, s’est mis à m’éviter. Il me disait que s’il me voyait trop souvent, il finirait par me faire dégorger la luzerne ; c’était un de ses mots pour dire : tuer.

Cette année, les bergers partirent en expédition de vols et tueries sans moi. Abi vint me voir avant de partir avec eux ; il pleura beaucoup. J’étais triste pour lui, je savais qu’il allait en baver, mais je me sentais soulagé : je songeais déjà à ces quelques semaines de liberté, sans Deni.
Cela faisait trois jours de solitude quand un jeune garçon, en apparence très faible, boitant plus encore que moi, apparut dans le pré où je me reposais. Il s’approcha de moi. Je ne l’avais jamais vu, mais j’avais entendu parler de lui, il s’agissait du fils infirme du couple Guenegu : Almabie. Je découvris qu’il était beau sous son capuchon. En réalité, Almabie était une fille. Elle savait que le père Deni avait failli me tuer. Elle voulait voir comment j’allais. Elle me dit qu’elle ne voulait pas être violée ; et je compris pourquoi elle se déguisait, pourquoi ses parents cachaient à tout le monde son identité.

 

Toute cette heureuse période, je l'ai passée en compagnie d’Almabie. Elle me montra ce qu’était la chaleur d’une fille. Je... me sentais coupable de trahir Abi, mais je sentais mon cœur s’ouvrir si grand… Et puis, on annonça que les hommes revenaient. Alors, Almabie, aux prises avec la plus vive émotion, me confia un secret... un secret si cruel que mon cœur explosa pour de bon : le père Deni et ses deux amis étaient des imposteurs. Leur bande avait tué mes parents et toute la famille qui dirigeait les bergers pour prendre leur place. Mes grands frères et sœurs, mon oncle, ma tante, mes cousins proches avaient été massacrés par ces usurpateurs venus de la vallée. Lurh et Maneni s'étaient appropriés les fermes de ma famille. Des hors-la-loi se constituant une légitimité par le meurtre, faisant régner une loi de fer. L’isolement des fermes facilitait ce règne sans partage. Les voix des mécontents se perdaient dans la montagne. Je n’avais jamais imaginé cela, enfin, aussi clairement. Je voyais bien que le père Deni n’aimait pas la montagne, il l’injuriait tous les jours, crachait sur la neige, grognait de dégoût devant la viande fumée des larrennes ; mais c'était que selon moi, il n’aimait que les spectacles cruels. Il n’aimait pas son nouveau pays — un étranger — je m’en doutais confusément… et pourtant il ressemblait aux ours de la contrée, sa violence évoquait la tempête entre les montagnes, sa voix tombait comme les cascades glacées, il avait une façon aussi d’étouffer le bruit comme le fait la neige par son sentencieux silence… Jusqu’ici, le père Deni était pour moi l’incarnation humaine de la montagne. Et voilà, on me disait qu’il n’était qu’un usurpateur, un tueur misérable.
Plus que jamais, je me sentis capable de lui faire dégorger la luzerne.

Il revint de ces semaines de grabuge et de rapines, un rire inexorable et une cruauté malsaine en bandoulière. Il rigola méchamment en me racontant la mort d’Abi. Cet idiot s’était fait renverser par une cariole de fuyards… Il me montra quelques têtes de victimes, pour me consoler. « C’est eux qui ont renversé ton ami. Je t’ai vengé. »
Il se mit à table, il but. Il s’endormit très vite. Le soir n’était pas encore tombé. Sommeil lourd, aviné.
Je lui ai entravé les membres solidement, puis je l’ai réveillé en lui sectionnant les tendons des épaules. Il a glapi comme un loup. Je l’ai vu se transformer quand il a compris qu’il était piégé. Ses bras ne répondaient plus, je l’avais mis hors de nuire. Le sang bavait, fumant dans le froid de la chambre. Je lui dis que je savais son crime. Les yeux du père Deni s’agrandissaient. Il tenta de m'attendrir. Il gémissait comme une pauvre bête.
Il me raconta comment il avait eu pitié de moi, quand je n’étais qu’un bébé. Comment il avait décidé que je serais son fils. Son seul fils, il m’a dit. J’ai eu pitié pour cet ours violent, pour ce monstre sans cervelle. Mais je ne voulais pas le détacher. Je suis allé me coucher, le cœur réchauffé par ma victoire. La clarté de la nuit passait sous la porte et par un soupirail. J’entendais Deni geindre et se démener. Un choc : il était tombé sur le sol. Là même où il pissait de rire avec ses compagnons.

Le lendemain matin, j’ai vu qu’il était mort.

 

J’ai trouvé un livret sous le lit, il était écrit :


Citoyen des états unifiés du Redor
Deni Brémé,
Fils de Petr Brémé et de Poma Brémé

Préfecture de Nojo

J’ai pris son médaillon et l’ai glissé dans le passeport. Je suis allé voir Almabie, lui ai demandé de me suivre vers la vallée. Nous avons erré toujours plus bas vers le sud, et nous voilà à Telu.
Voilà, en espérant que mon histoire vous dédommage un peu pour la nourriture...

Cromar : Tu veux dire, mon petit Sorab, que je t’ai tenu éloigné de cette charmante fille tout ce temps ? Pourquoi ne l’as-tu pas amenée ici avec toi ?
Sorab : Je ne voulais pas imposer…

Cromar : Qu’importe ! Tu m’as vraiment attendri. Sais-tu que je connais un chef de brigade en ville, et qu’il sera si ravi que tu lui présentes le passeport et le médaillon de Deni Brémé avec l’annonce de sa mort qu’il te donnera bien quelques Daniels-or ?

Cromar, résolu : Allons, de ce pas passons prendre ta compagne et tes deniers ; je me charge de vous trouver du travail à Telu !

 

 

© Oscar Braque, Louis Butin et Augustin Roussette